Il y a un mot que j’aime en anglais
weirdo
Je l’ai entendu pour la première fois dans cette chanson de Radiohead - I’m a creep, I’m a weirdo -, elle a un goût de cri cette chanson, et de premières clopes, et de Converse décorées Tipp-Ex premier baiser Smirnoff Ice mais ça n’a rien à voir. Ce premier single de Radiohead, c’est un type qui geint dans ton oreille pendant trois minutes, il raconte qu’il arrive pas à choper parce qu’il est bizarre. Weird, bizarre. La voix est envoûtante, le creep te siphonne le tympan, le type veut t’enfoncer dans le crâne qu’il est étrange, pas comme tout le monde. Il s’en plaint, mais il insiste, weirdo weirdo weirdo
Revendiquer son étrangeté. Arrogant. Impudique. Mensonger. Comme les fous : si tu l’étais vraiment, tu ne le saurais pas. J’aime pas ça.
Pourtant, j’aime les weirdos, il paraît. J’entends souvent : “Ils sont étranges vos personnages !”
Mais ce n’est pas ce mot étrange qui m’a marquée dans la bouche de mes lecteurices. C’en est un autre :
“Elle est quand même égoïste, votre Nuria, non ?”
On m’a dit cent choses différentes et contradictoires sur Nuria, la narratrice de mon roman L’Indésir - étrange drôle folle froide triste brûlante perdue touchante. Mais j’ai retenu ce mot, égoïste, parce qu’il a été rare.
Des centaines de personnes m’ont parlé de mon livre, trois seulement m’ont dit que Nuria était égoïste.
Trois lecteurs. Trois hommes.
L’écrasante majorité des curieux qui viennent m’écouter en librairie sont des femmes (généralement une quinzaine de femmes pour un homme), mais aucune des mes lectrices n’a trouvé Nuria égoïste.
Alors j’ai réfléchi. Pourquoi des hommes trouveraient Nuria égoïste ? J’ai interrogé le troisième homme, il n’a pas trouvé Nuria antipathique. Il s’est attaché aux personnages, il a ri, il a pleuré. Il a aimé le livre, l’écriture, suivre ses pensées brutes, directes. Alors pourquoi égoïste ?
Je crois que je sais. Mes lecteurices, hommes ou femmes, ont rarement rencontré des personnages comme Nuria en littérature. Ils ont rarement lu quatre cents pages des pensées d’une femme, plongée dans une intériorité qui se suffit à elle-même.
Nuria n’est pas égoïste, mais elle se suffit à elle-même, et pour cette raison, elle n’essaie jamais de plaire. Elle est jeune et célibataire, mais elle ne réfléchit pas à séduire. Elle ne dit pas ce qu’on veut entendre. Elle se fout de ce qu’on pense d’elle, et en quatre cents pages, elle n’essaie jamais de le deviner. Elle a d’autres inhibitions à combattre, mais pas celle-là, pernicieuse, ce regard sur soi qui pourrit le rapport à l’autre.
Je crois que si certains hommes trouvent Nuria égoïste, c’est parce que, consciemment ou non, ils pensent qu’une femme qui ne s’intéresse pas au regard des autres ne s’intéresse pas aux autres.
Les femmes, elles, ont déjà habité la psyché d’une femme. Elles savent qu’on peut passer deux jours de sa vie (c’est le temps que dure l’intrigue) sans chercher à plaire. Elles savent qu’on peut rencontrer un homme, le désirer, le caresser, en rêver, sans insinuer entre lui et soi ce troisième regard, inventé et inquiétant - ce regard qui demande “je lui plais ?”.
Je ne veux pas juger mes trois lecteurs. C’est nous, conteurs d’histoires, qui sommes à blâmer.
Les personnages féminins en littérature sont faibles, parce qu’ils sont monolithiques. Les intelligentes sont laides, les belles sont gentilles, les naïves sont douces. Nuria n’est ni une Célimène obsédée par le regard des hommes (la coquette du Misanthrope), ni un laideron frigide qui n’aime personne : le roman s’ouvre sur le souvenir d’Abel, chopé dans le fumoir d’une boîte. Nuria esquive les stéréotypes, ce n’est ni la manipulatrice vile et égoïste (la Marquise de Merteuil), ni la jeune fille jolie donc naïve (Chloé dans L’Écume des jours, ou Cosette), ni la femme fatale, séduisante donc dangereuse (la Juliette de Sade ou Catherine dans Belle du Seigneur).
J’ai cherché à quelle famille de femmes étranges Nuria appartenait. C’est une famille intelligente, vaguement triste, de femmes inquisitrices, elles cherchent, se demandent qui elles sont, où elles vont et pourquoi. Il y a la narratrice de Bonjour tristesse, de Sagan, elle est piquante, pas aimable, pas gentille, et elle s’en fout. Dans un genre philosophe, bascule parfaite dans l’introspection, je pense à la géniale narratrice de La passion selon GH, de Clarice Lispector. Aussi Esther, dans La Cloche de détresse, le roman de Sylvia Plath. Elle a le même regard clinique ; cette façon de rester au bord de la vie ; la même lucidité rugueuse ; la même curiosité qui se laisse porter ; et cette hésitation entre mille vies possibles, symbolisée pour Esther par le figuier (je t’invite à taper fig tree Sylvia Plath, le paragraphe est fascinant) - choisir, c’est renoncer, ne pas choisir, c’est se laisser mourir. Deux différences majeures : aucun humour et des tendances suicidaires. Le roman est beau mais pas marrant, ambiance électrochocs sans TW.
J’ai trouvé sa jumelle la plus ressemblante sur un écran : Fleabag, héroïne de Phoebe Waller-Bridge. Nuria et Fleabag ne sont ni belles ni laides - et on parle peu de leur apparence -, ni gentilles ni méchantes, ni idiotes ni géniales - comme la plupart des gens. Ce ne sont pas des monstres, ni des anges, pas des brutes ni des infirmières. Elles cherchent à survivre, à leurs erreurs, à leurs douleurs, et n’ont que deux armes : leur honnêteté intellectuelle, envers elles-mêmes et ceux qu’elles aiment ; et leur sens de l’humour.
Elles sont complexes - c’est un mot que je fuis. Comme weirdo. Mais il m’est nécessaire pour décrire ce qui manque en littérature. Des femmes complexes. Des femmes étranges. Des femmes contradictoires. Des personnages qui, comme ceux des hommes, sont habités d’aspirations contraires. Elles hésitent entre le beau et le laid, le bien et le mal, le grand et le petit. Des personnages qui ressemblent aux vraies femmes, ni maman ni putain. Ni obsédée par les hommes.
J’ai mis longtemps à envoyer cette première lettre - fatiguée de la tournée, lancée dans un deuxième roman. J’avais besoin d’une raison. La voici.
Je suis à la recherche de femmes étranges. Je sais qu’on n’invente jamais rien : il y a des Nuria-Fleabag-Esther-Clarice quelque part. Je n’ai pas tout lu, je n’aurai jamais tout lu, mais toi, tu as lu vu entendu des choses que je ne connais pas.
Dis-moi, où sont les femmes étranges ?
Tu peux me donner tes femmes étranges en commentaire. Ou partager ce texte avec quelqu’un qui en connaît.
Donne-moi aussi tes questions réflexions envies. Je suis heureuse d’avoir à nouveau le temps d’écrire après la promotion de mon roman, mais les discussions avec les lecteurices me manquent. J’aimerais avec Lézarde recréer cet espace de réflexion littéraire et artistique !
On dit que nos jugements des autres sont des jugements de nous-mêmes déguisés. Donc je ne dirais pas que je la trouve “étrange” - car je me reconnais en elle et j’espère (à presque 40 ballets 😅) m’accepter sans me juger - mais je te propose Elisabeth Bennet de Jane Austen 🔥
Récemment j'ai bien aimé All This Could Be Different de Sarah Thankam Matthews ! On suit l'histoire d'une jeune femme issue de l'immigration indienne aux Etats-Unis, son rapport à sa sexualité, à l'argent et à l'amitié alors qu'elle sort de la fac. C'est cru et violent et profondément intéressant, je me suis entrevue dans ce personnage... Et surtout je remercie l'autrice d'avoir parlé de la violence de la pauvreté qu'on ose pas assumer, à un moment ou je n'étais moi-même pas bien riche.
Sinon ! Emma de Jane Austen. Terrible et drôle et mordante.